"Car rien ne se crée (…) il n'y a que des changements." Lavoisier 1789

Articles Publiés 1

Articles Publiés 2013

La révolution américaine des hydrocarbures non-conventionnels - Quels impacts pour le Moyen-Orient ?

par Denis Florin

Avec une brutalité rarement observée dans une industrie caractérisée par des tendances longues, la montée récente des productions de gaz puis de pétrole dits “non-conventionnels” bouleversent le paysage énergétique américain, mais aussi mondial. Pour le Moyen-Orient, détenteur de 42% des réserves conventionnelles pétrolières de la planète (mais 20% des réserves combinées conventionnelles et non-conventionnelles ii), ainsi que d’importantes réserves gazières, il est critique d’évaluer dans quelle mesure cette “révolution” va modifier les équilibres économiques, mais aussi géopolitiques, alors que les “printemps arabes” lui impriment une dynamique nouvelle. Anticiper ces impacts implique une analyse fine de l’évolution américaine actuelle du point de vue technique et économique, en distinguant la situation des Etats-Unis de celle de l’ensemble de l’Amérique du Nord. En effet, si les faits relatifs aux gaz et pétroles nonconventionnels sont largement publics, ils sont rarement rassemblés dans une perspective globale qui permette d’en tirer des conclusions économiques et géopolitiques pour le Moyen- Orient.

Un séisme énergétique qui part du golfe du Mexique …

Tout commence au Texas et en Louisiane. Epicentre du séisme, les Etats-Unis, dont George Bush se préoccupait en 2006 de leurs “addiction” aux hydrocarbures iii, sont devenus quasi auto-suffisants en gaz naturel grâce à la généralisation de la fracturation hydraulique combinée au forage horizontal à partir des années 2000. Les Etats-Unis ont ainsi importé 6% de leur consommation nette de gaz en 2012, contre 8% en 2011 iv, un niveau au plus bas depuis 1992 v. A partir de 2012 vi, la production de gaz humide auxquels sont associés des condensats permet de faire augmenter la production de pétrole américaine jusqu’alors déclinante. Elle passe ainsi de 6,9 Mb/j en 2008 vii à 8,9 Mb/j en 2012 viii, pour une consommation de 18,6 Mb/j ix. Face à ce phénomène, deux fortes réserves ont été émises : cette révolution ne serait ni pérenne géologiquement, ni “durable” écologiquement.

Concernant la première réserve, le recul du temps permet d’être optimiste, même si l’industrie des hydrocarbures non-conventionnels reste jeune. Il est indéniable que les taux de diminution (“depletion”) des puits non-conventionnels sont beaucoup plus rapides que les puits faisant appel à des techniques de forage traditionnelles. Ce phénomène a conduit certains à affirmer que les réserves demeurant accessibles après la baisse de la production initiale (jusqu’à 70% de diminution), parfois désignées sous le nom de “long tail” à cause de leur faible débit sur longue période, ne seraient pas économiquement disponibles, voire n’existeraient que dans l’esprit de leurs promoteurs. Cette argumentation importe pour deux raisons. La première est que, si elle était vérifiée, cette hypothèse imposerait un rythme de forage peu tenable du point de vue technique pour maintenir un niveau de production global donné. La seconde est que, si la “long tail” n’existait pas, la rentabilité des forages non-conventionnels serait gravement obérée, privée (à coûts fixes initiaux constants et importants), d’environ 30% de sa production ou plus. Les géologues qui travaillent sur les plus anciens puits de ce type (Barnett) estiment aujourd’hui que les réserves de la “long tail” sont bien tangibles et disponibles (à prix constant) et que, du point de vue volume, l’impact de la révolution non-conventionnelle est bien pérenne.

Reste la durabilité. Nous avons tous en mémoire le film alarmiste Gasland x montrant une eau du robinet s’enflammant et les rumeurs sur la pollution des nappes phréatiques par les produits chimiques associés aux forages. Si un manque de professionnalisme a pu être observé lorsque les “wildcatters” pionniers rodaient leurs techniques, l’arrivée de grandes sociétés spécialisées (Devon, Chesapeake, …) et surtout des “majors” (rachat de XTO par ExxonMobil en 2009 xi), accompagnée d’un renforcement des standards fédéraux d’extraction par l’EPA xii ont permis de maîtriser les impacts environnementaux (nappes phréatiques en particulier). Si le risque “zéro’” n’existe pas en matière industrielle, ces techniques de forage existent depuis 1948 pour la fracturation hydraulique et 1980 pour le forage horizontal et sont depuis longtemps maîtrisées. Il est donc légitime d’affirmer que, dans le respect des normes actuelles, la production non-conventionnelle est durable, et vue comme telle par la population américaine, même si certains Etats (New York xiii) continuent à l’interdire.

… Pour impacter l’ensemble de l’offre et de la demande américaine …

La hausse de production de gaz et pétrole domestique répond à la recherche d’indépendance, constante de la stratégie américaine de “sécurité énergétique” réaffirmée par Hillary Clinton en 2012 xiv. Pour le gaz, cette indépendance est considérée comme suffisamment acquise pour que les Etats-Unis acceptent d’en exporter comme GNL, plutôt que de le garder uniquement comme matière première alimentant les exportations de produits finis (plastiques, …). A ce jour, un terminal de la côte est est en cours de construction et deux autres en attente d’autorisation finale xv. Si le prix à destination de l’Asie reste élevé (au-delà de $15 le million de Btu rendu Asie, estiment les experts), il pourrait justifier la construction de nouvelles infrastructures permettant l’exportation vers le Pacifique. Le fait que le gaz est souvent un produit “fatal” associé au pétrole (gaz humide) assure la rentabilité des coûts d’extraction et renforce cette perspective d’abondance gazière durable. En témoignent les abandons successifs de projets nucléaires aux Etats-Unis xvi.

Concernant le pétrole, les Américains restent importateurs, mais leur taux de dépendance baisse depuis 2005, avec une balance nette des importations de pétrole américaines tombée à 40% de la consommation totale en 2012 (dont 29% venant du golfe Persique et 13% de l’Arabie Saoudite), par rapport à son sommet de 60% en 2005 xvii. La part de marché du golfe Persique y est stable depuis 2010 (entre 50 et 75 Mb/j) xviii. Il y a débat pour savoir si la montée récente de la production non-conventionnelle de brut des champs du nord des Etats-Unis va conduire à cette indépendance et quand. L’EIA ne l’entrevoit qu’à partir de 2035 dans l’un de ses scénarios basse consommation/

basses importations xix et prédit une dépendance de 32% à 37% dans son scénario par défaut, L’AIE a elle annoncé en 2012 que les Etats-Unis seront le premier producteur de pétrole devant l’Arabie Saoudite “à partir de 2017” et “quasiment indépendants” (“all but independent”, Fatih Birol, chef économiste de l’AIE) d’ici deux décennies, sous réserve d’une amélioration de leur intensité énergétique (pesant pour 45% dans cette évolution) et une poursuite de l’augmentation de leur production domestique (pesant pour 45% dans cette  évolution) xx. En août 2013, Citibank a prédit une indépendance pétrolière des Etats-Unis et du Canada dès 2017 xxi. De nombreux observateurs soulignent les aléas de cette transition (retrofit des raffineries du golfe du Mexique pour s’adapter à de nouvelles qualités de brut, goulots d’étranglement logistique, opposition sociétale).

Bien que fondés, ces débats nous semblent secondaires. Avec un taux de dépendance aux importations de pétrole se réduisant, les Américains voient leur “sécurité énergétique” s’améliorer significativement. Cette dynamique explique en partie pourquoi le lobby “America’s energy advantage” poussant à interdire les exportations de gaz pour préserver les prix bas aux Etats-Unis n’a pas eu gain de cause.

Cette sécurité est renforcée par l’amélioration de l’intensité énergétique. Après des années de “benign neglect”, le gouvernement fédéral a généralisé les initiatives locales (Californie) en matière de réduction de consommation des moteurs thermiques (CAFE xxii), imposant des baisses significatives de consommation au kilomètre. De plus, les très bas prix du gaz conduisent les Américains à lancer des projets de propulsion de poids lourds au gaz, avec une perspective de substitution de la demande de gaz à celle de pétrole (initiative”America’s Natural Gas Highway” xxiii).

Cette sécurité se reflète dans les prix bas de l’énergie. Le prix du gaz, descendu à $2,1/ MBtu en juin 2012 xxiv, oscille entre $3 et 4 environ le MBtu en 2013 xxv, avec une perspective de prix d’équilibre à environ $5 selon les experts. L’Amérique disposera donc durablement d’un gaz abondant et bon marché. Contrairement au pétrole, la caractéristique bien connue du poids des investissements dans les infrastructures gazières (pipelines, méthaniers, usines de GNL) limitera l’alignement de ces prix bas aux prix mondiaux (hors Canada et Mexique).

Concernant le pétrole, l’écart entre le WTI et le Brent s’est fortement accru depuis 2011 et l’irruption des pétroles non-conventionnels, reflétant une nouvelle abondance domestique, même si cet écart s’est réduit récemment xxvi. Localement, le pétrole américain a atteint des prix beaucoup plus bas, reflétant les goulots d’étranglement des infrastructures (oléoducs) auxquels le rail supplée massivement. Ces goulots d’étranglement prendront quelques années à se résoudre, préservant temporairement ces “poches” géographiques de pétrole bon marché. A terme, les Etats-Unis restant libre-échangistes (même si les exportations de brut américain demeurent interdites), il est raisonnable d’anticiper que les prix du brut américain suivront ceux du brut mondial et que le prix actuel du baril a déjà intégré la nouvelle production américaine sur le moyen terme. Les Etats-Unis auront cependant une capacité accrue d’amortir les chocs pétroliers.

L’impact de la révolution non-conventionnelle dépasse la sécurité énergétique pour s’étendre à la macro-économie. A court terme, l’essor des nouvelles activités d’extraction est source d’expansion et d’emploi en période de récession, en particulier dans le nord-est. La conversion des raffineries et celle des centrales du charbon au gaz y participent. A moyen terme, une “relocalisation” d’industries électro-intensives dont les productions sont facilement exportables (chimie, caoutchoucs industriels, …) vers les Etats-Unis contribuera à la croissance américaine. Ainsi Shell a construit une nouvelle raffinerie à Pittsburgh xxvii.

Les effets de la conversion de centrales thermiques à charbon au gaz sont diffus et difficiles à estimer (substitution de la consommation thermique de charbon des Etats-Unis vers l’Allemagne par exemple), mais conforte la position américaine dans sa capacité à produire une électricité d’origine gazière abondante, de qualité et acceptable écologiquement, ce qui renforcera sa compétitivité industrielle face à la Chine ou l’Inde dans l’hypothèse d’une taxe carbone globale. La disponibilité d’une électricité gazière abondante et bon marché, particulièrement apte à répondre aux pointes de demande, alimentera la croissance des énergies nouvelles en offrant une réponse efficace au problème de l’intermittence. Paradoxalement, il est donc légitime de prédire que l’abondance du gaz confortera la part des énergies ‘’vertes’’ dans le bilan énergétique américain et renforcera la demande intérieure pour leurs industries (SunPower, …). Enfin, les Etats-Unis verront mécaniquement le déficit commercial lié à leurs importations d’énergie (1,7% du PNB xxviii) diminuer.

… Et propager son onde de choc sur toute l’Amérique du Nord …

Anticiper l’impact sur le Moyen-Orient de la situation aux Etats-Unis implique de considérer l’ensemble économique ALENA (Canada/ Etats-Unis/Mexique), particulièrement du point du vue du pétrole. En effet, ces trois pays combinés présentent un fort potentiel d’indépendance énergétique en hydrocarbures.

Le Canada, fort des troisièmes réserves pétrolières mondiales xxix, a beaucoup augmenté sa production pétrolière tirée des sables bitumineux (de 1,6 mb/j en 2011 à 4,3 mb/j en 2035 xxx). L’étude de Citibank annonce : “Nous nous attendons à ce que le Canada augmente sa production à 6,5 Mb/j, contre la moitié aujourd’hui” xxxi.

 Si cette extraction reste contestée du point de vue écologique (pollution des cours d’eau), elle fait aujourd’hui l’objet d’un consensus de principe qui s’appuie sur le poids politique des régions d’extraction. Ce n’est pas par hasard si le Premier ministre actuel, Stephen Harper, est issu de l’Alberta. Tant que le baril se maintient aux alentours de $80, la rentabilité du pétrole canadien reste assurée. Le Canada multiplie donc les investissements pour pouvoir transporter et exporter son pétrole et son gaz, construisant gazoducs et oléoducs à destination des deux côtes, ainsi que des terminaux et usines de GNL xxxii. Il peut s’appuyer sur les infrastructures existantes pour alimenter son marché naturel, les Etats-Unis, qui doit choisir rapidement s’il veut continuer à se positionner comme “hub” énergétique, s’appuyant en particulier sur son écosystème énergétique de Cushing et du golfe du Mexique, avec les avantages économiques et stratégiques induits, ou s’il laisse les Canadiens prendre en charge directement leur commerce international (en particulier asiatique). De ce point de vue, la décision de construire ou non l’oléoduc de Keystone sera révélatrice.

Le Mexique, après avoir vécu sur ses rentes pétrolières de Cantarell, semble disposer à redynamiser sa production déclinante en ouvrant son exploration xxxiii. Compte tenu de la proximité géologique avec le domaine minier américain du golfe du Mexique, il est raisonnable de penser que l’ensemble Amérique du Nord y trouvera des ressources d’hydrocarbures supplémentaires significatives. Le Mexique dispose de plus de gisements de gaz nonconventionnels inexploités qui prolongent ceux du Texas et qui pourraient alimenter significativement la production mexicaine à partir de 2020 xxxiv.

Enfin, proche de l’Amérique du Nord, les ressources brésiliennes, angolaises (premières exportations de GNL en 2013 xxxv), nigérianes et un jour vénézuéliennes (premières réserves mondiales depuis 2010 xxxvi) sont autant de compléments possibles.

Pour les producteurs du Moyen-Orient, la perspective est donc que, sur la base des tendances actuelles, et en particulier d’un baril à plus de $80, l’ensemble nord-américain ne sera plus qu’un client marginal à un horizon compris entre 2017 et 2030. La transition sera graduelle, mais les importations nord-américaines seront de plus en plus fondées sur des choix stratégiques ou des optimisations financières aisément réversibles. La part de marché du golfe Persique ne pourra plus être considérée comme acquise.

 … Sans rompre les équilibres marchés des grands clients du Moyen-Orient

 Est-ce à dire que le Moyen-Orient ne pourra plus vendre ses hydrocarbures ? Probablement pas, que l’on considère l’effet volume ou l’effet prix.

Concernant l’effet volume, la baisse des importations nord-américaines aura probablement un effet marginal sur le moyen terme, à niveau de production global stable.

Du point de vue de la demande, le Moyen-Orient ne représente que 29% des importations américaines en 2013 xxxvii. Les importations venant d’Afrique et d’Amérique Latine seront proportionnellement plus affectées xxxviii. Les principaux clients du Moyen-Orient resteront son marché domestique, porté par des subventions qui garantissent la paix sociale, son industrie pétrochimique, à l’exemple du Qatar, et ses “utilities” de plus en plus sollicitées en eau et électricité par la classe moyenne xxxix. L’Europe, confrontée au déclin durable de la mer du Nord, restera un client significatif. Mais c’est surtout l’Asie qui assurera les principaux débouchés, avec la croissance attendue de l’automobile en Chine qu’un renforcement de la consommation intérieure ne peut qu’alimenter (même en phase de ralentissement de croissance). Fatih Birol (AIE) remarque que “le pétrole du Moyen-Orient jadis destiné aux Etats- Unis sera probablement redirigé vers la Chine” xli.

 Du point de vue de l’offre, les relais majeurs n’apparaissent que lentement. Dans les pétroles et gaz conventionnels, la complexité des projets (Australie, Brésil, Irak, Russie) et les troubles politico-juridiques (Argentine, Venezuela) démontrent la difficulté à faire émerger des options de substitution crédibles à la vitesse de la croissance de la demande asiatique et des ruptures de production (voir l’impact de Fukushima sur le prix du gaz en Asie). La lenteur de la valorisation des ressources récemment découvertes en Méditerranée (par exemple au Liban) et les perturbations répétées liées aux printemps arabes (Libye, Syrie, Egypte), ainsi que l’embargo iranien persistant laissent penser que, même au Moyen-Orient, une rupture de la situation de l’offre n’est pas imminente. Dans les gaz et pétrole non-conventionnels, le potentiel dans le reste du monde (Australie, Argentine, Algérie, Chine, …) reste trop mal connu géologiquement et soumis à trop d’aléas techniques (disponibilité en eau) et politiques pour pouvoir être pris en compte à ce stade.

Concernant l’effet prix, le gaz demeure largement un marché continental Amérique/ Europe/ Asie que la croissance du GNL et le développement du Passage du Nord-Est Russie/Asie n’impactera que progressivement : le démarrage du projet Yamal (Sibérie) n’est pas par exemple prévu avant 2016 et la destination de ses cargaisons reste aléatoire xlii. Pour le pétrole, et hors de perturbations transitoires locales, liées par exemple aux goulots d’étranglement américains, ou de troubles politiques durables, l’hypothèse de la persistance d’un marché mondial fluide avec une cohérence des prix globale est d’autant plus plausible que les Nord-Américains eux-mêmes y ont intérêt, compte tenu des coûts d‘extraction élevés des pétroles non-conventionnels et des sables bitumineux (60 à 80 $/b).

 Une Amérique qui vit sa vie énergétique, des clients asiatiques en croissance soutenant un équilibre offre/ demande/prix stable : les responsables du Moyen-Orient doivent-ils conclure, à l’instar de Giuseppe di Lampedusa xliii, qu’ “il faut que tout change pour que rien ne change” ? Voire.

 Une présence américaine au Moyen-Orient en retrait …

En apparence, l’alliance stratégique initiée par le “Pacte du Quincy” entre Franklin Roosevelt et Ibn Saoud en 1945 xliv liant les Etats-Unis et les pays du Golfe n’a pas changé, pas plus que celle avec Israël.

Si l’on considère les événements récents de la région (post guerre irakienne), la diplomatie américaine et la Vème flotte continuent de veiller. Gendarme du monde, l’Amérique impose l’extension de son embargo sur l’Iran, bombarde de drones Al Qaïda au Yémen, fournit des armes aux Irakiens xlv, entraîne ses marines au Qatar xlvi et soutient logistiquement la France et le Royaume-Uni en Libye ou au Mali. Il n’est pas jusqu’à la nouvelle négociation palestinoisraélienne qui soit lancée par le secrétaire d’Etat John Kerry, sans que l’on puisse détecter une quelconque inflexion majeure dans la politique américaine israélo-arabe.

 Pourtant, une série de faits convergents doit attirer l’attention.

 Le premier, que l’on ne saurait sous-estimer hors des Etats-Unis, est la profonder éévaluation des épisodes afghans et irakiens par l’homo americanus. S’il est difficile de la comparer au rejet post-vietnamien, elle est suffisamment profonde pour que peu de responsables américains osent aujourd’hui soutenir une intervention directe en Syrie ou en Iran.

L’attentisme face au printemps syrien, y compris lorsqu’il ne s’agissait que de soutenir un mouvement pacifique, est significatif. Ni la tragédie humanitaire, ni la perspective de priver les Russes de leurs occasion de “comeback” dans la région et de leur seule base méditerranéenne de Tartous, ni les appels pressants des alliés sunnites qataris ou saoudiens, ni les offres de services de l’allié turc xlvii, ni, enfin et surtout, la menace de voir l’Iran dominer un “croissant chiite” s’étendant de Téhéran à Beyrouth, via Bagdad et Damas, ne semble infléchir cette apparente passivité.

 Concernant l’Iran, la réticence américaine à intervenir face à l’approche, pourtant décrite comme imminente, d’une bombe atomique iranienne opérationnelle, pour compréhensible qu’elle soit logistiquement, doit interpeller, tant elle est contraire à la tradition américaine et aux discours volontaristes, laissant planer le risque d’une perte de crédibilité dans la région. Diplomatiquement, la présence américaine semble se faire moins présente. Dans une sortie publique remarquée, l’ancien ambassadeur des Etats-Unis en Arabie Saoudite, Chas Freeman, s’en est fait l’écho en parlant “d’une atmosphère qui empêche les partenariats stratégiques étendus, sans pour autant exclure des coopérations limitées pour des objectifs limités” xlviii.

 Certes, la crise égyptienne a montré une diplomatie américaine très active, avec les interventions de la conseillère à la sécurité nationale Susan Rice et de l’ambassadrice Anne W. Patterson pour soutenir le général Al-Sissi, formé aux Etats-Unis. Des précautions oratoires ont également veillé à préserver les 1,3 milliard de dollars d’aide xlix.

 Mais, hors cette crise majeure, la politique américaine moyen-orientale semble prendre du recul, alimentée par des enjeux stratégiques moindres de la région et une opinion publique américaine frustrée face aux faibles résultats des épisodes afghan et irakien.

 Après une phase interventionniste “réaliste”, va-t-on, comme le pensait Stanley Hoffman l, vers l’une de ces phases globales d’isolationnisme qui assaillent périodiquement l’Amérique, et dont l’inattention à un Moyen-Orient devenu moins critique pour l’accès à l’énergie ne serait qu’un symptôme ? Ce n’est pas notre hypothèse.

 … Pendant que, sur la pointe des pieds, la géopolitique américaine pivote vers l’Asie …

 Un élément extérieur au Moyen-Orient renforce l’impact de l’indépendance énergétique américaine. La montée de la Chine comme challenger politique du leadership américain et, plus globalement, l’émergence économique du continent asiatique conduit l’actuel président américain à réorienter les forces américaines dans cette direction. Enoncée en novembre 2011 par Hillary Clinton li, cette politique vise à réaffirmer la dominance stratégique américaine face au challenger chinois. Elle veut aussi rétablir au sortir de la crise sa suprématie économique via une réindustrialisation alimentée par une énergie bon marché. Les exportations de GNL du Canada - et demain peut-être des Etats-Unis - sont un moyen de rassurer l’allié japonais énergétiquement esseulé face au post-Fukushima. Les perspectives d’ouverture du domaine minier mexicain sont un moyen de conforter les maquiladoras comme alternatives aux usines chinoises et ainsi de stabiliser l’immigration mexicaine vers le Nord.

 L’Asie est donc la priorité et l’importance du Moyen-Orient aux yeux des Etats-Unis doit être évaluée à cette aune. La production de gaz et surtout de pétrole de la région reste critique pour les Américains car elle l’est pour l’Asie (et dans une moindre mesure pour les alliés européens). Y participer via ses majors pétrolières, en préserver la libre circulation via les détroits d’Ormuz et de Malacca restent un enjeu stratégique permettant de faire sentir aux alliés asiatiques – et à la Chine – la valeur de la pax americana. De ce point de vue, le Moyen-Orient peut probablement compter sur une protection américaine en cas de conflit ouvert à enjeu global tel que le blocage du golfe Persique ou du canal de Suez.

Par contre, en cas de conflit régional, aussi tragique soit-il, les ressources de la diplomatie seront privilégiées. Si elles ne peuvent suffire sera exploré le recours à des alliés à qui sera fourni un soutien logistique (satellites, avions gros porteurs, frappe chirurgicale de drones, opérations commandos limitées…) qui permettra d’assurer un contrôle indirect. C’est la doctrine moquée, mais efficace, du “leading from behind” lii avec les Britanniques et les Français en Libye ou au Mali. Demain ces armées par procuration peuvent être les Israéliens -le “porte-avion insubmersible” américain liii (en Iran) - ou les Turcs (en Syrie), voire des coalitions sous auspices américains.

… Redéfinissant la “Pax Americana” dans la région …

La révolution énergétique américaine, et la sécurité et le surcroît de compétitivité qu’elle apporte, facilite cette graduelle volte-face continentale qui diminue l’importance stratégique du Moyen-Orient. Les gouvernements de la région ne peuvent l’infléchir. Ils peuvent par contre s’y adapter, voire en tirer parti.

Economiquement, la générosité géologique de la région permet de la positionner durablement comme fournisseur d’énergie à bas coûts de l’Asie, même compte tenu du transport et de la montée en puissance de l’Australie et de la Sibérie. A mesure que les pressions environnementales s’accentueront, spécialement en Chine, puis en Inde, la noria des méthaniers du Golfe protégée par la Vème flotte américaine constitue une alliance gagnante/ gagnante qui renforce l’importance stratégique des deux parties. A mesure que le golfe Persique s’industrialise, cette alliance s’étendra à tous les produits à forte teneur en hydrocarbures (aluminium, produits chimiques, fertilisants, …) critiques pour les pays émergents. La participation des entreprises américaines à cette industrialisation est un atout supplémentaire pour renforcer cette alliance.

Politiquement, il appartient aux pays du Moyen-Orient de convaincre les Etats-Unis (et leurs alliés) de leur capacité à gérer collectivement les conflits régionaux avec une assistance extérieure plus limitée, essentiellement diplomatique et logistique, et donc acceptable pour des opinions réticentes et un Pentagone aux yeux rivés sur la mer de Chine. Le sentiment de la diplomatie américaine (et mondiale) d’avoir été surpris par la vague des printemps arabes liv ne peut que renforcer cette prudence et la volonté de s’appuyer sur des alliés régionaux, pour peu qu’ils sachent parler d’une seule voix.

 … En s’appuyant sur l’émergence de leaders régionaux

La révolution énergétique américaine ne remet donc pas fondamentalement en cause l’offre énergétique globale et les intérêts économiques du Moyen-Orient. Cependant, en confortant l’indépendance et la compétitivité américaines, elle réduit l’importance stratégique du Moyen-Orient au profit de l’Asie, sans pour autant le marginaliser. Si les Etats-Unis resteront présents pour défendre leurs intérêts vitaux dans la région, leur moindre implication les amènera à inciter le Moyen-Orient à assumer plus directement la résolution de ses conflits. Dans cette évolution, deux alliances resteront préservées.

 Israël restera l’indéfectible allié militaire, même si son histoire et sa politique limitent son rôle régional. L’Arabie Saoudite, allié traditionnel, et gardien des lieux saints de l’Islam, capable de fédérer les pays du Golfe, restera une alliance pérenne qu’il ne faut pas déstabiliser. Il est probable que l’Amérique préservera les intérêts financiers saoudiens en maintenant une portion de ses importations de brut. D’autant que l’Arabie joue, de concert avec les Américains, le rôle de “swing producer” régulateur de l’OPEP. Cette politique protectrice se voit dès aujourd’hui à travers l’extension d’une raffinerie Aramco/Shell à Port Arthur (Texas) ou le soutien inopiné apporté par les acheteurs américains de brut saoudien à l’été 2013.

A ces deux alliés historiques, deux candidats peuvent s’ajouter. La Turquie, membre de l’OTAN, en forte croissance, aspire à jouer ce rôle d’allié privilégié, tant économiquement, comme le démontre son ambition de devenir le “hub” énergétique de la région lvii, que politiquement. Son activité diplomatique, notée lors des printemps arabes, et sa puissance militaire lui en donnent les moyens. Une proximité avec Israël, encouragée par les Etats-Unis, permet des alliances tactiques qui peuvent conforter ce rôle, pourvu que son gouvernement actuel puisse conserver la stabilité intérieure et son image internationale. Enfin, et même si cela semble difficile à imaginer aujourd’hui, une Egypte stable et apaisée, forte de sa position de trait d’union entre le Maghreb et le Machrek et de leurs quelque 80 millions d’habitants, pourrait jouer ce rôle, comme elle le fit sous Sadate. C’est, pour les Etats-Unis, l’enjeu de la crise actuelle et ce qui explique leur présence sur ce dossier.

Les crises syrienne et iranienne constituent les premières mises à l’épreuve de ce “New Deal” moyen-oriental.